CHAPITRE XV
MONDE
« Alors, décidez-vous vite », avait dit Magdalena à Kaufman, bien que celui-ci ne voyait pas de raison à cette hâte soudaine. Elle était sur Monde depuis pas mal de temps. Aussi cette demande d’une immédiate prise de décision n’était qu’une démonstration de son pouvoir. Sautez quand je le dis !
Il ne laissa pas son agacement dicter sa décision. « Je viens avec vous. Laissez-moi seulement aller chercher Marbet. » Il se mit en marche vers la porte de l’hydroglisseur. Magdalena hocha la tête et releva son telcom, sans doute pour dire à ses gardes du corps de rassembler ce qu’elle avait besoin de prendre dans sa cabane, et de se présenter au véhicule. Avant qu’elle ait pu les joindre, Kaufman la colla contre la cloison.
« Désolé, mais j’ai besoin de plus de temps que vous ne semblez prête à m’accorder. Pas beaucoup plus, Magdalena, mais assez pour parler à Ann. »
Elle avait trop de bon sens pour hurler ou se débattre ; ni l’un ni l’autre ne lui auraient été utiles. Il lui attacha les mains derrière le dos, puis la ligota sur l’un des sièges. Dieter dit : « Lyle… vous avez bien réfléchi à cela ?
— C’est juste que je n’ai pas envie qu’elle s’en aille sans nous. Dites aux deux indigènes de retourner à la cérémonie, sans la troubler, et d’envoyer Ann et Marbet du côté est de la palissade. »
Dieter traduisit. Les deux Mondiens descendirent précipitamment de l’hydroglisseur ; leurs crêtes crâniennes ondulaient fortement. Kaufman laissa Magdalena avec Essa, toujours inconsciente, et en compagnie de Dieter marcha à grands pas vers la palissade.
« Lyle, que… ils en sont à la partie cruciale du rituel de la fleur !
— Où sont les gardes du corps de Magdalena ? C’est important.
— Dans sa cabane, je pense. Elle leur a dit de rester jusqu’à ce qu’elle les appelle sur son telcom. Ils ne s’intéressent pas beaucoup à la cérémonie de la fleur.
— Bien. Marbet, la révolution a réussi sur Mars. Stefanak est mort, Pierce est au pouvoir et Magdalena va partir immédiatement pour le tunnel. Je pense qu’elle constitue peut-être notre dernière chance de retrouver Thomas. Elle a des relations que ni toi ni moi n’avons. Mais nous avons besoin de prendre notre décision maintenant. »
Marbet le regarda fixement. Elle dit lentement : « Notre mission était de venir en aide à Ann et Dieter, et peut-être à Monde ; quand as-tu choisi, au lieu de cela, de sauver Tom ?
— Nous ne pouvons pas aider Monde. Nous ne pouvons rien faire ici. Ou… tu le penses vraiment ?
— Je l’ai toujours pensé. Mais je ne suis pas sûre que toi, tu en aies pris conscience. L’autre raison pour laquelle nous sommes venus sauver Dieter et Ann…» Elle se tourna vers eux, d’un air interrogateur.
« Nous restons, dit Ann. Votre venue n’a rien changé pour nous. Nous sommes chez nous ici, maintenant.
— Dieter ? demanda Kaufman.
— Ja, nous restons. » Il mit le bras autour des épaules de sa femme.
« Mais Lyle, tu ne peux pas laisser ces deux gardes du corps ici ! Ce serait trop injuste. Malgré l’usage que Magdalena a fait d’eux contre les maraudeurs de la maison Voratur ! »
Kaufman et Dieter échangèrent un regard. Le premier disait, Laisse Dieter dire à Ann ce que Magdalena a fait aux maraudeurs. Le regard du second disait, sarcastiquement, Merci beaucoup. Mais Dieter ne protesta pas.
« Si vous et Dieter restez vraiment, alors il y a de la place dans l’hydroglisseur et dans la navette pour les gardes du corps, dit Kaufman. La navette de Magdalena, pas la nôtre – elle n’a que deux places. Je vais la laisser les appeler. Alors, Dieter…
— La laisser ? demanda Ann d’un air suspicieux. Que voulez-vous dire par “la laisser” ?
— Je n’ai pas le temps. Dieter vous expliquera. Adieu, Ann. Vous faites ici un travail magnifique, en défaisant ce que j’ai fait. »
Le visage chevalin, ordinaire, d’Ann s’adoucit. Mais tout ce qu’elle trouva à dire, ce fut : « Faites attention à vous, Lyle. Vous aussi, Marbet. »
Dieter le prit dans ses bras pour une embrassade d’ours. Kaufman l’endura sans réagir ; Dieter était comme ça. Kaufman se tourna vers Marbet : « Cinq minutes dans notre cabane, Marbet. Prends seulement quelques vêtements et équipements. Je ne veux pas que les gardes du corps de Magdalena arrivent à l’hydroglisseur avant nous. Fais en sorte que les Mondiens ne te voient pas, si possible, et…
— Impossible, dit Ann. J’expliquerai tout cela à Enli plus tard. Maintenant, il faut que je retourne à la cérémonie. » Elle s’en alla, à grands pas décidés, sa longue tunique brodée aurait aussi bien pu être une armure de combat accompagnée de bottes militaires.
Ann Sikorski était une femme heureuse, se dit Kaufman, hors de propos.
Dieter suivit son épouse. Marbet était déjà partie pour leur cabane. Kaufman vint retrouver Magdalena.
« Nous partirons dans quelques minutes, lui dit-il d’un ton apaisant. Marbet vient, Anna et Dieter restent. Si je vous détache et vous laisse faire venir vos gardes du corps, leur direz-vous de me démolir ? »
Magdalena l’étudia. « Et si je disais oui » ?
— Alors, ils resteraient ici, et vous, vous resteriez ligotée.
— D’accord, Kaufman, je ne vais pas leur ordonner de vous réduire en miettes. Mais, pourquoi croiriez-vous cela ?
— Eh bien, parce que je ne vous fais pas confiance. Mais je ne pense pas que vous ayez vraiment envie de me tuer ou de me laisser sur cette planète. Je peux vous être utile, dans une certaine mesure.
— Je ne vois pas en quoi.
— Moi non plus, pas encore. Mais nous connaissons des gens fort différents, nous avons des alliés différents, nous pouvons réclamer des faveurs différentes. Est-ce que cela vaut vraiment la peine, pour vous, de perdre cet avantage potentiel juste pour avoir la satisfaction de me punir ? Je ne vous ai retardée que d’environ un quart d’heure, et vous le savez. Et bien sûr, vous aurez toujours la possibilité, plus tard, de lancer ces voyous contre moi. Quand notre carnet de bal ne sera pas tout à fait rempli. »
Magdalena éclata de rire. « Vous étiez vraiment un bon négociateur militaire, hein ?
— Je peux toujours l’être.
— Vous et votre Sensitive apprivoisée, vous pourriez retourner au tunnel dans votre propre vaisseau.
— Vous êtes là où l’action va se passer. Tom et Laslo. » Kaufman éprouva un certain remords, à évoquer le nom de son fils. Mais c’était le seul point vulnérable de cette femme. Il faut utiliser ce que l’on peut. Il allait avoir besoin des contacts de Magdalena pour trouver Tom, et s’il prenait son propre vaisseau, elle pourrait aisément lui échapper.
« D’accord, Lyle, dit-elle en prononçant son nom avec les intonations de Marbet, une moquerie délicate. Je vais faire venir mes “voyous” sans leur dire que vous m’aviez ligotée. Détachez-moi. »
Il le fit, en jetant d’abord un coup d’œil à l’extérieur pour s’assurer que Marbet arrivait. Magdalena était tout à fait capable de partir sans elle. Marbet tournait le coin de la palissade, dans sa longue robe ondoyante, les bras chargés de paquets. Kaufman libéra Magdalena.
Elle appela ses gardes du corps d’un ton cassant Kaufman se prépara à détacher Essa toujours endormie. Il allait la déposer sur le sol ; Ann viendrait la chercher dès qu’elle pourrait « Laissez cette enfant ici, dit Magdalena. Non, ne me regardez pas comme cela, Lyle… cela ne vous concerne pas. Elle part avec nous. Je le lui ai promis, n’est-ce pas ?
— Vous ne pouvez pas faire cela, elle est native de cette planète… ne l’emmenez pas juste pour vous venger de moi !
— Vous vous flattez. Laissez-la tranquille.
— Non.
— Oh, si, Lyle. Venez, Rory. Nous partons. »
Ses gardes du corps arrivèrent en même temps que Marbet. Le plus âgé embarqua, en foudroyant Kaufman du regard. Celui-ci n’avait aucune chance face à lui. Des muscles augmentés, presque certainement, et modifié génétiquement, aussi. Magdalena sourit.
Le plus jeune et Marbet étaient tous deux chargés d’affaires. « Posez ça là, dans le coin, et asseyez-vous, nous partons, dit Magdalena.
— Mais… Essa ! Lyle…» commença Marbet qui fut précipitée par terre lorsque Magdalena lança l’hydroglisseur à pleine vitesse.
Sa navette était garée à dix kilomètres de là, au milieu d’un champ vide. Bien visible, elle était néanmoins protégée par une barrière-e. Kaufman cligna des yeux en l’apercevant. Elle était aussi grande que la navette militaire que Dieter et lui avaient empruntée lors de leur précédente expédition, quand ils avaient sorti l’artefact de la montagne. Cette expédition était arrivée à bord d’un vaisseau de guerre de la Marine du système solaire. Comment diable celui de Magdalena pouvait-il être ainsi ?
« Décollez immédiatement, dit Magdalena. Rory, arrimez l’hydroglisseur. Mettez tous ces trucs dans des casiers, nous trierons plus tard. »
Si ces ordres surprirent le jeune garde du corps, il n’en montra rien. Marbet dit de nouveau : « Magdalena, vous ne pouvez pas faire cela. Lyle…
— Lyle n’a rien à voir avec cela, répliqua Magdalena, qui s’amusait visiblement. Ni vous non plus. Essa part avec nous. »
Les deux femmes s’affrontèrent. Marbet dit : « Essa ne peut pas survivre loin de sa planète. Elle ne connaît rien d’autre. Pourquoi faites-vous cela ?
— Regardez-moi la Sensitive, railla Magdalena. Comment savez-vous qu’Essa ne peut pas s’adapter loin de sa planète ? Elle voulait partir. Êtes-vous en train de dire que la super-femme génémod doit prendre des décisions à la place de la pauvre extraterrestre inférieure et retardée ? Je dois dire que vous êtes très colonialiste.
— Vous l’avez seulement emmenée pour nous mettre mal à l’aise, Lyle et moi. C’est bien dans votre style.
— Pourquoi ne questionnez-vous pas Essa ? répliqua gentiment Magdalena. Quand elle sera réveillée, bien entendu… remuez-vous, Rory. Filons. Il vaudrait mieux vous attacher, la Sensitive.
— Lyle…
— Je ne peux rien y faire », répondit Kaufman, sachant que si Marbet n’avait pas été aussi bouleversée, elle ne l’aurait jamais obligé à reconnaître cela tout haut. Il ne la regarda pas tandis qu’il attachait sa ceinture.
Magdalena prit les commandes. Durant la montée dans l’atmosphère, personne ne dit mot. Essa dormit durant tout le vol. Kaufman regardait Monde s’éloigner derrière lui. Verte, luxuriante, et… quoi d’autre ? Condamnée, aurait-il dit il y a une semaine, et il frémit maintenant de son hubris. Il n’était pas un destructeur de mondes. Pas même le sauveteur de compagnons humains naufragés. Ann, Dieter et Monde géraient très bien leur existence sans lui.
Et pourtant, il avait modifié les trajectoires de leurs vies. Alors, il n’était ni un destructeur, ni un sauveur, ni une force neutre, mais quelque chose de plus indéfinissable. Plus ambigu. Lui, Lyle Kaufman, qui avait apprécié la clarté sans ambiguïté de l’obéissance aux ordres militaires, tout en restant non affecté, émotionnellement, par ceux-ci.
Plus maintenant. Plus le moins du monde.
Lyle Kaufman regarda la belle planète diminuer, et espéra de tout son cœur ne jamais revoir Monde ou y remettre les pieds.
Le vaisseau de Magdalena était aussi grand qu’un bâtiment spatial de type Thor. Trente membres d’équipage, se dit Lyle en professionnel. Des montages suspects à l’avant et à l’arrière ; ce vaisseau comportait bien plus d’armes qu’un long-courrier civil ne devrait en avoir. Kaufman remarqua, avec un sourire ironique, qu’il s’appelait le Sans Merci [[5]]
« “Flânerie inadmissible”, en fait », murmura amèrement Marbet. Kaufman ne voyait pas ce qu’elle voulait dire, et ne le demanda pas.
Dès que la navette fut amarrée, Magdalena disparut. Pour appeler le Murasaki, devina Kaufman. Autant qu’il le sache, le navire de guerre était, de manière inexplicable toujours en orbite autour du tunnel. Magdalena avait dû obtenir la permission de pénétrer dans le système solaire. Autrement, elle ne serait pas là.
Il y a deux ans, le colonel Ethan McChesney, des services secrets du CDAS, commandait le Murasaki. Rendant compte directement au général Stefanak, il avait dirigé le groupe du Projet Spécial qui amena un Faucheur vivant à bord d’un vaisseau de guerre de la Marine du CDAS. Le seul Faucheur vivant que les humains aient jamais capturé, avec lequel Marbet avait lentement, péniblement appris à communiquer, jusqu’à ce qu’il soit tué.
McChesney était-il toujours à bord du Murasaki ? Et si oui, pourquoi ? Et qui Magdalena connaissait-elle qui lui permettait d’aller et venir en toute impunité sous le nez de celui-ci ?
Qui que ce fut, le coup d’État de Lowell City aurait dû affecter son standing. Sans parler de celui de Magdalena elle-même, « l’amie » bien connue de feu Sullivan Stefanak. Pas étonnant que Magdalena ait l’air préoccupé.
Cependant, elle l’était beaucoup moins, semblait-il, lorsqu’elle réapparut sur le pont d’observation, deux heures et demie plus tard. On avait attribué à Kaufman et à une Marbet très silencieuse une minuscule cabine pourvue de quatre couchettes. Kaufman avait déposé Essa sur l’une d’elles… Il valait mieux que la petite extraterrestre reste avec Marbet qui, au moins pouvait lui parler, plutôt qu’entre les mains de Magdalena, auto-proclamée « Sans Merci ». La pièce s’ouvrait sur une coursive menant à la cabine de luxe de Magdalena, aux chambres adjacentes des gardes du corps, à une coquerie séparée du mess de l’équipage et du carré des officiers, et, tout au bout, au pont d’observation, plein de meubles confortables, qui offrait une vue spectaculaire sur les étoiles, le domaine personnel de Magdalena.
Elle y entra d’un pas vif. Kaufman et Marbet étaient en train de parler à voix basse, et même lui savait que rien de ce qu’ils disaient ne comptait autant que ce qu’ils ne disaient pas. Il avait désappointé Marbet en laissant Magdalena emmener Essa, en quittant Monde à bord du vaisseau de celle-ci au lieu du leur, et parce qu’il ne voyait pas bien ce qu’il était en train de faire. Chercher Tom ? Où ? Comment ? Il y a trois mois, il avait déclaré qu’il n’était pas question de chercher le professeur Capelo.
« Ah, mais c’était quand je croyais avoir une raison d’aller sur Monde », avait-il dit. Quel but poursuivait-il en cherchant Thomas Capelo ?
« Vous avez raison », dit Magdalena avec son sourire moqueur. Le bleu de sa salopette assombrissait ses yeux qui devenaient comme des saphirs. « McChesney va nous faire passer dans le tunnel sans arraisonnement d’inspection. Il ne saura jamais que vous êtes mes passagers d’une façon hautement illégale.
— Et alors quoi ? » demanda Marbet d’une voix égale.
À la grande surprise de Kaufman, Magdalena lui répondit. « McChesney ne sait rien de la situation politique actuelle, pas si loin de tout, dans ce trou du cul à rats de la galaxie. Par le tunnel, nous allons passer dans l’espace de Caligula. J’y connais des gens. Pierce n’a pas eu le temps de changer les commandements des lointains avant-postes, du moins je l’espère. Mais tout le monde sera très secoué. Les quelques personnes que je connais là seront peut-être exposées à un danger considérable. Il se pourrait que l’on puisse passer des… arrangements. »
Son sourire visait Kaufman, il le savait, l’ex-soldat. Il dit d’une voix délibérément amusée : « Magdalena, j’espère que vous ne sous-entendez pas que j’ignore la corruption qui régnait dans l’armée de Stefanak. Cette présomption ne serait pas digne de vous.
— Et de vous, Lyle. Mais il se peut que vous ne sachiez pas jusqu’où va cette corruption. Toujours pur, hein ? Comme McChesney. Et toujours loyal envers Sullivan, aussi. »
C’était la première fois que Kaufman entendait quelqu’un utiliser le prénom du général Stefanak. Il ne demanda pas pourquoi McChesney, s’il était si pur que cela, traitait avec elle. Il ne voulait pas vraiment connaître la réponse.
« La guerre avec les Faucheurs, vous vous en moquez, n’est-ce pas ? dit Marbet. Sauf en tant que source de profit.
— C’est un sale univers, Sensitive. »
On courait, à pas léger, dans la coursive. Essa, dans sa tunique de célébration aux couleurs voyantes, fit irruption sur le pont d’observation. Elle vit le clair mur d’étoiles sur l’espace noir et, dans un coin, Monde, globe bleu-vert s’éloignant. La petite extraterrestre se figea sur place.
Marbet se leva vite. « Essa, n’aie pas peur. Nous…»
Essa dit quelque chose en un mondien rapide. Kaufman se souvint qu’elle avait déjà été dans l’espace, parmi les neuf extraterrestres que Ann avait amenés à bord de l’Alan B. Shepard.
Pour la rassurer, Marbet lui parla en mondien, d’un ton apaisant.
« L’espace ! » dit Essa en anglais. Elle se jeta aux pieds de Magdalena, la regardant d’un air adorateur ; ses yeux noirs brillaient comme des étoiles et ses crêtes crâniennes étaient si plissées que sa tête ressemblait à un pruneau.
Kaufman s’était encore trompé. Essa ne semblait ni effrayée ni « déplacée ».
« L’espace ! Essa ! » dit-elle, et Magdalena regarda Marbet d’un air moqueur et rit.